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Lycans
21 juin 2009

Rives, rivages et nouveaux départs

profil_tabLe petit hôpital de Calais avait une mine proprette, niché entre deux rangées de peupliers qui frémissaient doucement sous le vent. C’était un bâtiment un peu vieillot, bien loin des préoccupations hygiénistes du siècle, ruche sympathique où une nuée d’infirmières -qui étaient encore presque toutes des nonnes- bourdonnait gaiement. Les grandes fenêtres déversaient une lumière dorée, inondant les couloirs de ce bout de printemps. Tout était très blanc, très clair et très inoffensif. L’adolescente qui reposait dans une de ces petites chambres, dans un de ces petits lits, était à l’image du lieu ; toute blanche, elle aussi, et très claire dans le soleil de mai.

En revanche, « inoffensive » ne lui correspondait vraiment pas.

Devant la porte de cette chambre deux nonnes parlaient, à voix trop basse pour être entendue. Les yeux fermés, le visage paisible, Tabitha écoutait quand même.

« … jamais vu une telle chose, Dieu m’en soit témoin.
- Pauvre petite, c’est effroyable… Et les douaniers ne vous ont pas dit ce qui l’avait mise dans cet état, ma fille ?
- Ils n’en savaient rien, ma mère. Comme je vous le disais, tout l’équipage de la Boudeuse… »

Un silence angoissé remplaça un moment le chuchotis. Puis la voix aux résonances jeunes murmura, timidement, plus bas encore :

« C’est là l’œuvre du démon, ma mère.
- Sœur Alexiane…
- Des griffes, ma mère ! Tout le corps tailladé à coups de griffes ! Qui sinon le démon…
- Sœur Alexiane ! Arrêtez cela. »

Une nouvelle fois, la jeune fille allongée dans le lit n’entendit plus que le souffle léger des deux religieuses. L’une, respiration affolée, gorge nouée. L’autre, inspirations profondes et expirations calme, maîtrisées. Mais sous la porte, insidieusement, une double odeur de peur commençait à filtrer.

« Ne soyez pas si prompte à voir à l’œuvre le Malin, ma fille. La nature suffit amplement, parfois, à engendrer des monstres. »

Au dessus des yeux clos de Tabitha, ses sourcils se froncèrent imperceptiblement.

« Des monstres… ? Ma mère, à quoi pensez-vous ?
- Sœur Alexiane, vous êtes trop imaginative. Quelque bête sauvage, sans doute. »

Le visage de la petite convalescente se détendit, tandis qu’un sourire léger comme un souffle naissait sur ses lèvres.

« Mais ma mère... Des plaies qui disparaissent durant le jour pour réapparaitre dans la nuit ? Le feu autour d'elle, soir après soir ? Et le souffre ?
- Il faut vous calmer, ma fille. Vous devez apprendre à maîtriser vos émotions et vos peurs, ou vous ne serez d’aucune aide aux patients. Dieu est de notre côté. Il n’y a rien à craindre en ces lieux. »
 

Et tout au fond d’elle, sous son sourire apaisé, la jeune fille du lit sentit naître un désir ardent, délicieux, de mieux connaître cette petite nonne à qui on disait de ne pas avoir peur…

--------

Sœur Alexiane avait raison. Les marins n’avaient pas réussi à trouver à bord la bête responsable du carnage. Et pour cause : la terreur les avait vite, très vite, poussés par-dessus le bastingage. La fille miraculée dans les bras, un vieux marin qu'on avait jamais entendu balbutier jusque là fit un rapport qui tenait en peu de mots. Du sang partout. Une boucherie. Membres arrachés, tripaille enroulée autour des cordages. Tous morts. Tous morts. Puis il avait tendu à son supérieur la petite forme qu'il tenait contre lui, enroulée dans son drap sanglant. Et même le capitaine des garde-côtes, un homme qui devait préserver son image de flegme stoïque, eut un mouvement de recul devant le visage pâle... et le corps atrocement lacéré.
Ce qui avait massacré l'équipage semblait s'être bien amusé avec cette enfant : partout sur elle, de longues entailles tranchaient sur sa peau blanche. Comment avait-on pu lui faire ça sans la tuer - par quel miracle ?

Et surtout, la question qui se lisait dans les yeux hagards de tous : qu'est-ce qui avait pu être assez monstrueux pour ça ?

L’équipage irlandais de la Boudeuse avait eu droit à des funérailles de marin, agrémentées de quelques torches jetées sur le pont. Et le visage fermé du capitaine refléta pendant un long moment la lumière des flammes qui refermaient la parenthèse de cette aventure sanglante.

Croyaient-ils.

Mais les monstres ne se laissent pas enterrer si facilement. Ils subsistent, ne serait-ce que dans l’esprit des hommes qui les ont approchés. Des jours plus tard, certains douaniers avouaient se réveiller encore chaque nuit en hurlant. Les cernes noirâtres de ceux qui se taisaient parlaient pour eux, haut et clair. Aucun d’entre eux n’arrivait à oublier, aucun n’était capable de passer outre. Les souvenirs de la scène les hantaient. Doucement, sans à-coup, ces hommes sombraient dans la folie.

Le capitaine était un homme de peu de mots. Son équipage, toujours, lui avait obéi au geste et à l’expression. Pour autant, son esprit était une chose extrèmement aiguisé. Il voyait bien comment ses marins allaient peu à peu se laisser submerger, laisser filer la corde de leur existence jusqu’à ce qu’il ne leur en reste que le souvenir pâli. Il avait vu des hommes mourir ainsi, tout vifs et debout.

A 22 ans, alors tout jeune matelot, il avait vu surgir devant lui le Léviathan. Oh, il savait bien que ce n’était pas Lui.  Il savait bien, au fond de lui, que le colosse qui avait jailli des flots, renversant le monde de son échine puissante, n’était qu’une bête de la Terre, aussi naturelle que les mouettes et les marsouins. Au fond de lui, il le savait. Mais plus profondément encore, là où il n’aurait pas su aller consciemment, il savait aussi que c’était inexact. La bête était un dieu.

De l’équipage d’alors, ceux qui avaient survécu à cette horreur, il ne restait plus que lui. Tous les autres étaient morts, ou tout comme. Lui seul s’en était sorti, sain de corps et d’esprit. Et le capitaine avait une théorie à ce sujet. Chacun d’entre eux, sans exception, s’était empressé d’oublier. Ils avaient tiré un trait sur le monstre, la tourmente, la mort. Ils avaient enfoui en eux ce qu’ils avaient vécu, entassant par-dessus des couches et des couches d’indifférence feinte. Lui, au contraire, avait fait face. Oh oui, ils l’avaient même traité de fou macabre quand il avait suggéré de se rendre à cet endroit pour y accomplir une sorte de « pèlerinage ». Mais cela ne l’avait pas arrêté. Un matin, celui qui n’était pas encore capitaine avait levé l’ancre, seul, et mis les voiles vers ce lieu où la mer s’était ouverte pour laisser place à un monstre.

Il était resté là un long, long moment, les yeux posés sur la surface calme de l’onde. Un vent doux modelait de petites vagues, à peine hautes comme des chatons. Mais dans son esprit, le Léviathan déchirait et déchirait encore la mer…

C’est de cette manière qu’il avait sauvé son âme. De ce tribut payé à la bête, il était revenu l’esprit calme et le cœur en paix. Il avait revu ce qu’il avait vécu, et l’avait admis. Désormais, cela faisait partie de lui. A présent, il était temps que les douaniers fassent de même.
Il parla sans hausser sa voix de basse, d’un ton calme et mesuré.

« Demain, on ira à l’hôpital des sœurs. Et on rendra visite à la petite. »

Autour de lui, les marins hochèrent la tête silencieusement. Leurs visages reflétaient un soulagement profond, terrible, qu’il ait su deviner leur hantise et prendre les choses en main. Le capitaine hocha la tête à son tour. Cette fois, aucun membre de son équipage ne sombrerait…


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