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Lycans

10 novembre 2010

Erreur tactique

profil_chastelChastel contemplait les tas de chair de dimensions variées qui, il y'a encore quelques minutes, étaient le père de Tabitha. En partie dans le confessionnal mais en majorité éparpillés se trouvait un gros morceau central, le tronc, dont s'échappaient des serpentins d'entrailles arrachées. Un peu plus loin, entre les bancs, la tête et son contenu gris, rouge et rosâtre ne faisait plus que deux dimensions. Dispersés ça et là, les jambes et les bras étaient dans un état tel qu'il était quasiment impossible de les différencier les uns des autres.

Le Massacreur était, il faut bien l'avouer, quelque peu affligé par l'étendue de sa connerie.
Il fixait le crucifix à taille humaine avec lequel il avait mis en pièces le vieil homme. Son Christ était brisé au niveau de la tête et des épaules, et ses bras pendaient tristement des clous ; la croix était devenu un simple T souillé de viande et de sang. Mais en comparaison du cadavre de l'homme d'Église, le Fils avait l'air d'un miraculé après une catastrophe surnaturelle.


"Bon..."


Le bourreau lâcha son gourdin torturé, et décida qu'il fallait faire quelque chose d'intelligent, pour une fois. Il entreprit alors de fouiller derrière l'autel et y découvrit la cache du vin de messe.

"Au moins, je ne serai pas venu pour rien."

Il arracha le bouchon de liège avec ses dents et s'envoya une lampée... Avant de la recracher, dégoûté. Une saloperie de vin italien, trop sucré, trop piquant, trop jeune, trop liquoreux... Un apéritif de bonnes sœurs et d'enfants de chœur !

"C'est vraiment une journée de merde !"

La colère le reprenait, et il lança la bouteille sur un mur. Elle y éclata, laissant couler son contenu dégueulasse sur le granit, comme si l'église saignait. Dans le même temps, un martèlement sur les vitraux grisâtres indiquait au Massacreur que la pluie d'Irlande reprenait ses droits.


Et maintenant ?

Le plan de Chastel, déjà bien bancal, avait somptueusement merdé. La faute à une simple erreur de timing. Normalement, les choses auraient dû évoluer autrement. D'abord, il devait interroger ce connard, histoire d'en apprendre un peu plus sur Tabitha et peut-être, découvrir un élément lui permettant de la trouver. Après tout, on n'est jamais à l'abri d'un coup de pouce du destin ! Ensuite, il aurait pu tuer le vieillard sans que ça pose le moindre problème.
Seulement voila, Chastel avait fait un peu de zèle, et s'était offert une curée avant de questionner le curé, soit exactement l'inverse de ce qu'il était venu faire. C'est ça l'enthousiasme, on devient négligent, et c'est seulement après qu'on réalise que l'on a déconné. Et Chastel de réaliser que son interrogatoire, et bien... Il pouvait s'asseoir dessus en espérant que ça lui donne des sensations.


"Putain de cureton de merde... T'es fier de toi, hein, enculé ?"

Tout en jurant, il cracha sur sa victime. Il se laissa ensuite tomber sur un banc, les jambes tendues, les bras ballants, et contempla la voute, essayant de se rappeler à quel moment la situation lui avait échappé...

Ah oui !
Cet abruti avait compris que Chastel n'était pas humain. Il faut dire que ses crocs et ses griffes ne jouaient pas en sa faveur, en matière de discrétion. C'est là que le curé avait essayé un truc débile à base de prières, en agitant son petit crucifix. Et ça aurait même pu marcher, si Chastel avait été un vampire.
Sauf que non.

Le Massacreur, à la vue de l'arme ridicule, était tombé à genoux, et avait commencé à convulser. Il bavait abondamment, et semblait peiner à respirer. Alors le vieil homme lui vida sur le visage une fiole d'eau bénite ! Et Chastel éclata.
De rire, bien entendu.

Qu'avait-il dit à ce moment, déjà ? Une connerie quelconque, du genre...


"T'y as cru, hein ? Dommage !"

C'est le coup de pied en pleine face qui avait mis Chastel en rogne. Le connard au crucifix y avait mis tout ce qu'il lui restait d'énergie désespérée et le nez du Massacreur en avait, une fois de plus, rendu l'âme.
La suite était est plus confuse. Chastel se souvenait avoir arraché le crucifix des mains de son pathétique adversaire, et avec un regard plein de haine, l'avoir mangé. Oui, c'était ça, il avait avalé le crucifix de bois et de plomb.


"Tu crois qu'une croix à la con peut faire du mal à quelqu'un comme moi ? Conneries !"

Puis ses yeux s'étaient posés sur le crucifix autrement plus imposant qui semblait, impuissant, regarder la scène du haut de l'autel...

"Sur toi par contre... Je te parie que ça va faire mal !"

La suite est une histoire connue.

"Et maintenant, je fais quoi ?"


Le tueur, mi-blasé, mi-fatigué, contemplait le plafond, les oreilles bercées par le bruit de la pluie au dehors. Il faisait sombre, presque comme si la nuit tombait, et Chastel se disait que ça devait être une sacrée saucée.
Jusqu'au moment où il se rendit compte que la pluie ne bourdonnait pas...


"Hein ?"

Les vitraux étaient recouverts de quelque chose qui les avait obscurcis. Ou, pour être plus exact, de très, très nombreuses choses, qui bougeaient sur les vitres, y donnaient de petits coups, vrombissant, rampant. Il étrécit les yeux pour mieux voir et il ce qu'il découvrit lui fit laisser échapper un juron.

"Putain d'merde ! C'est quoi c'bordel ?"

La seconde d'après, les vitres cédèrent dans un hurlement cristallin, et des milliers d'insectes de toutes sortes, scarabées, guêpes, mouches et autres sauterelles envahirent l'église...

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5 mai 2010

"... et le fruit de vos entrailles est béni"

profil_tabMine de rien, Tabitha n'était pas fière.
Pour un lycan qui veut passer incognito, certaines choses sont à éviter absolument : l'argent, les griffes qui rayent le parquet, les fringales nocturnes... et les hôpitaux. Oui oui, les hôpitaux. Difficile à concevoir pour un humain, mais quand on cicatrise en quelques heures, les examens et autres changements de pansements deviennent une source d'ennuis assez prolifique. Et la lycane n'avait vraiment pas assez d'expérience dans le domaine médical pour espérer enlever les bandages le temps de s'entailler tout le corps, et les remettre sans que personne n'y voit rien. Vraiment, vraiment pas.

Voilà pourquoi elle se retrouvait dans cette situation débile.


"Situation débile, tu parles. Je peux vous dire que ça tournait surtout à la farce, cette connerie. Au grand-guignol, comme disent ces cons de Français. Nuit après nuit, défaire des kilomètres de bandages stupides, les disposer en cercle autour de mon lit. Retracer à coups de griffes les marques de la veille, en suivant bien les pointillés roses de la cicatrisation. Et enfin prendre la veilleuse sur ma table de nuit et foutre le feu au soi-disant "cercle satanique".
Puis hurler à la mort.

Ça vous surprend si je vous dis que c'était ma partie préférée ?
Bon, entre vous et moi, dire que je ne me suis pas amusée pendant cette partie de l'histoire serait inexact. D'accord, totalement faux. Il fallait être là pour voir ces idiotes débarquer en piaillant, agiter leurs bouts de bois stupides, courir partout pour balancer de l'eau bénite... au lieu, tout connement, d'éteindre d'abord le feu ! Après, il y en avait toujours une pour affirmer que ça sentait le souffre dans la chambre, et généralement quatre ou cinq pour hocher de la cornette en rythme. Désopilant.
Quant à moi, pauvre martyre convulsant dans une mare de sang, hurlant des supplications en anglais, j'étais l'objet de toutes les compassions - ce qui était bien - et de toute les bondieuseries - ce qui l'était déjà nettement moins. Ces pauvres bigotes ne m'ont pas soupçonnée un instant. Pour elles, le démon me faisait guérir chaque jour pour mieux me tourmenter chaque nuit. C'était imparable.

Je dis qu'aucune ne m'a soupçonnée, mais ce n'est pas exact. Il y avait bien sûr cette folle qu'ils appelaient Alexiane. Joli petit brin de fille d'ailleurs, avec ses grands yeux bruns, son joli corps souple et son minois de Française. Mais elle avait un peu trop tendance à voir l'œuvre du Malin partout, et personne ne la croyait plus. Juste au moment où elle commençait à avoir raison, quelle ironie. C'est ce qui s'appelle crier au loup, ahah.

En revanche, la Mère supérieure..."

C'était la Mère supérieure qui avait finalement pris la décision de veiller Tabitha. Armées de leur raison et de leur foi, elle et deux autres sœurs d'un certain âge avaient pris position devant le lit de l'adolescente. Sœur Alexiane, jugée trop impressionnable, avait été écartée.

"Je sais que tu ne dois pas me comprendre, mon enfant, mais nous sommes là. Tu es sous la protection de notre Seigneur, et nous ne laisserons rien de mal t'arriver. Si ce qui t'arrive est bien l'œuvre de Satan, alors tu as ma parole qu'il ne t'atteindra pas ce soir."

Puis, sentant peser sur elle les grands yeux gris de l'inconnue, la Mère supérieure avait doucement refermé la porte de la chambre sur la meute des sœurs angoissées, avant de la verrouiller et de leur intimer d'une voix sèche d'évacuer le couloir si elles ne voulaient pas "recevoir leur poids en pénitences au matin".
Tabitha eut beaucoup de mal à retenir un sourire. Celle-ci lui plaisait bien.

Et elle se donnait tellement de mal pour lui faciliter la vie...

La nuit tombait ; la veillée commença. Une sœur se faufila près du lit de la jeune fille et lui prit la main, un doux sourire éclairant son visage ridé au contact de la peau si chaude. De l'autre côté, une seconde nonne imita son geste. Réprimant de justesse une envie de retirer ses mains, Tabitha détourna le regard vers la Mère supérieure, qui se tenait au pied du lit, ses yeux anciens pleins de lumière et de compassion.
Les sœurs la consultèrent en silence. Puis d'un même mouvement plein de grâce, les trois femmes baissèrent humblement la tête et entamèrent l'Ave Maria.


" Je vous salue, Marie pleine de grâce
  Le Seigneur est avec vous
  Vous êtes bénie entre toutes les femmes
  Et Jésus, le fruit de vos entrailles, est béni
  Sainte Marie, Mère de Dieu..."


"Marie pleine de grâce, mon cul.

J'avais déjà entendu ce baratin en français, et en y repensant je crois bien que c'est ça qui m'a mise en rogne. Parce que voyez-vous, la seule personne que j'aie jamais autorisé à dégoiser des bondieuseries devant moi, c'était Chastel. Eh oui, le Massacreur était aussi un fou de Dieu, qu'Il ait sa putain d'âme si seulement il en avait une ! Alors vous pensez, les prières...

Tout ce qui a suivi est un de ces souvenirs que je garde précieusement, pour les consulter en cas de cafard. Le sourire tendre de ces deux idiotes quand je referme à mon tour les doigts sur leurs mains. Puis leur expression qui se fige, la prière qui hésite, alors que je commence tout doucement à serrer, serrer, serrer... Et l'air déboussolé de la Mère supérieure, figée au beau milieu d'un mot par un double hurlement de douleur, par le craquement sec des os.
Ça, c'est ce que j'appelle un bon souvenir.

Puis tout s'est enchainé très vite, comme toujours. Tirer brusquement sur les bras des deux bigotes, écouter le bruit très satisfaisant de leurs crânes qui se fendent l'un contre l'autre. Recevoir en pleine face le jaillissement de sang et de fluides. Et relever les yeux du carnage pour les poser sur cette pauvre vieille tétanisée, toujours plantée au bout de mon lit, le regard plein de toutes ces belles choses que je viens de détruire en elle."

"Et le fruit de vos entrailles est béni. Hein ma Mère ? Le fruit... de vos... ENTRAILLES !"


22 juin 2009

Les lacs du Connemara

profil_chastel Vu le peu d'habitants de ce trou, il ne fallut que peu de temps à notre ami pour réaliser qu'il n'apprendrait pas grand chose ici. Il décida de se passer les nerfs en éventrant un berger qui l'épiait de manière un peu trop insistante. Et maintenant, que faire?
Chose étrange, même après avoir tué ce berger, une pêcheuse, une putain et deux fermiers, cette sensation désagréable d'être épié ne quittait pas le garou. On lui avait fait pas mal de battues par le passé, et il savait que l'impression d'être observé en était rarement une.
Il tendit alors ses sens, à la recherche du fou qui l'espionnait. Rien. A l'exception de deux ou trois oiseaux, de rongeurs et d'insectes, il ne sentait rien autour de lui. Pourtant...
 
"Putain Fred, faut que t'arrêtes ton délire. Personne serait assez con pour te filer le train. Et y'a pas un homme pour me prendre par surprise !"
 
Cette rodomontade avait pour but de le rassurer vaguement. Cette présence invisible l'inquiétait plus qu'il ne l'aurait avoué. Il y'avait du surnaturel là-dedans...
 
DONG !
 
Son cœur venait de faire un bond, comme s'il avait voulu quitter sa poitrine !
 
"Saloperie de cloche !"
 
La sonnerie des cloches de l'église l'avait pris de court, en effet. A l'affut du moindre soupir, ce son qui venait de déchirer le silence lui avait paru un ennemi.
 
"J'ai l'air bien con, tiens..."
 
Ce qui le poussa à se rendre à l'église est mystérieux. Un appel mystique, une tentative d'échapper à son fantasmagorique guetteur ? Ou alors juste le destin ?
En tous les cas, il le reconnut...
 
Il avait les traits racés, aristocratiques, qui différenciaient tant Tabitha des autres filles des rues. Dans sa voix, cette même espèce de vibration mesmérisante, comme le sifflement du serpent qui fascine sa future victime. Et puis, il y avait son odeur. Les années et la vie avaient beau en avoir usé le parfum, cet homme sentait la Tueuse.


Chastel n'en doutait pas, il coulait dans les veines de son Amour/Haine le sang de ce type...
 
"...In Nomine Patris et Filii et Spiritus Sancti. Amen !"
 
Les paroles du prêcheur étaient bien familières à celui qu'on avait nommé la Colère de Dieu. Mais, comment ? Tabitha, fille de prêtre ? Et pourtant...
Un puzzle approximatif se formait dans l'esprit de Chastel. Ce cureton là, il avait dû engrosser la mère de Tabitha. La pauvre femme avait du avoir du mal à assumer être enceinte d'un "serviteur du Seigneur". Peut-être même qu'elle avait déjà quelqu'un, un de ces bouseux baiseurs de brebis. Et qui sait, il avait peut-être compris que la gosse ne sortait pas de son jus de couilles, et ça a même pu l'irriter. La mère de Tabitha avait surement dégusté copieux pour l'avoir cocufié. Et elle n'avait alors pas eu d'autre choix que de l'abandonner, la gosse, et dans un bordel !
 
"Fils de..."
 
Chastel contint sa colère. Il avait une idée. Prenant le chemin du confessionnal vermoulu, il attendit que les ploucs sortent de l'église et que le curé prenne place en face de lui, séparé du Lycanthrope par une grille de l'épaisseur d'un papier à cigarette.
Le Massacreur ne disait rien...
 
"Mon fils... ?"
 
Le Prêtre vit alors un poing énorme traverser la grille, l'empoigner au col et le ramener vers une gueule ornée de crocs.
 
"Excuse-moi, "Mon Père", parce que je vais pêcher. J'ai deux, trois questions à te poser ; après, promis, je te bute ! Mais si tu me réponds pas, ou si ce que tu m'apprends ne me plaît pas... ton agonie va durer un bout de temps."

21 juin 2009

Rives, rivages et nouveaux départs

profil_tabLe petit hôpital de Calais avait une mine proprette, niché entre deux rangées de peupliers qui frémissaient doucement sous le vent. C’était un bâtiment un peu vieillot, bien loin des préoccupations hygiénistes du siècle, ruche sympathique où une nuée d’infirmières -qui étaient encore presque toutes des nonnes- bourdonnait gaiement. Les grandes fenêtres déversaient une lumière dorée, inondant les couloirs de ce bout de printemps. Tout était très blanc, très clair et très inoffensif. L’adolescente qui reposait dans une de ces petites chambres, dans un de ces petits lits, était à l’image du lieu ; toute blanche, elle aussi, et très claire dans le soleil de mai.

En revanche, « inoffensive » ne lui correspondait vraiment pas.

Devant la porte de cette chambre deux nonnes parlaient, à voix trop basse pour être entendue. Les yeux fermés, le visage paisible, Tabitha écoutait quand même.

« … jamais vu une telle chose, Dieu m’en soit témoin.
- Pauvre petite, c’est effroyable… Et les douaniers ne vous ont pas dit ce qui l’avait mise dans cet état, ma fille ?
- Ils n’en savaient rien, ma mère. Comme je vous le disais, tout l’équipage de la Boudeuse… »

Un silence angoissé remplaça un moment le chuchotis. Puis la voix aux résonances jeunes murmura, timidement, plus bas encore :

« C’est là l’œuvre du démon, ma mère.
- Sœur Alexiane…
- Des griffes, ma mère ! Tout le corps tailladé à coups de griffes ! Qui sinon le démon…
- Sœur Alexiane ! Arrêtez cela. »

Une nouvelle fois, la jeune fille allongée dans le lit n’entendit plus que le souffle léger des deux religieuses. L’une, respiration affolée, gorge nouée. L’autre, inspirations profondes et expirations calme, maîtrisées. Mais sous la porte, insidieusement, une double odeur de peur commençait à filtrer.

« Ne soyez pas si prompte à voir à l’œuvre le Malin, ma fille. La nature suffit amplement, parfois, à engendrer des monstres. »

Au dessus des yeux clos de Tabitha, ses sourcils se froncèrent imperceptiblement.

« Des monstres… ? Ma mère, à quoi pensez-vous ?
- Sœur Alexiane, vous êtes trop imaginative. Quelque bête sauvage, sans doute. »

Le visage de la petite convalescente se détendit, tandis qu’un sourire léger comme un souffle naissait sur ses lèvres.

« Mais ma mère... Des plaies qui disparaissent durant le jour pour réapparaitre dans la nuit ? Le feu autour d'elle, soir après soir ? Et le souffre ?
- Il faut vous calmer, ma fille. Vous devez apprendre à maîtriser vos émotions et vos peurs, ou vous ne serez d’aucune aide aux patients. Dieu est de notre côté. Il n’y a rien à craindre en ces lieux. »
 

Et tout au fond d’elle, sous son sourire apaisé, la jeune fille du lit sentit naître un désir ardent, délicieux, de mieux connaître cette petite nonne à qui on disait de ne pas avoir peur…

--------

Sœur Alexiane avait raison. Les marins n’avaient pas réussi à trouver à bord la bête responsable du carnage. Et pour cause : la terreur les avait vite, très vite, poussés par-dessus le bastingage. La fille miraculée dans les bras, un vieux marin qu'on avait jamais entendu balbutier jusque là fit un rapport qui tenait en peu de mots. Du sang partout. Une boucherie. Membres arrachés, tripaille enroulée autour des cordages. Tous morts. Tous morts. Puis il avait tendu à son supérieur la petite forme qu'il tenait contre lui, enroulée dans son drap sanglant. Et même le capitaine des garde-côtes, un homme qui devait préserver son image de flegme stoïque, eut un mouvement de recul devant le visage pâle... et le corps atrocement lacéré.
Ce qui avait massacré l'équipage semblait s'être bien amusé avec cette enfant : partout sur elle, de longues entailles tranchaient sur sa peau blanche. Comment avait-on pu lui faire ça sans la tuer - par quel miracle ?

Et surtout, la question qui se lisait dans les yeux hagards de tous : qu'est-ce qui avait pu être assez monstrueux pour ça ?

L’équipage irlandais de la Boudeuse avait eu droit à des funérailles de marin, agrémentées de quelques torches jetées sur le pont. Et le visage fermé du capitaine refléta pendant un long moment la lumière des flammes qui refermaient la parenthèse de cette aventure sanglante.

Croyaient-ils.

Mais les monstres ne se laissent pas enterrer si facilement. Ils subsistent, ne serait-ce que dans l’esprit des hommes qui les ont approchés. Des jours plus tard, certains douaniers avouaient se réveiller encore chaque nuit en hurlant. Les cernes noirâtres de ceux qui se taisaient parlaient pour eux, haut et clair. Aucun d’entre eux n’arrivait à oublier, aucun n’était capable de passer outre. Les souvenirs de la scène les hantaient. Doucement, sans à-coup, ces hommes sombraient dans la folie.

Le capitaine était un homme de peu de mots. Son équipage, toujours, lui avait obéi au geste et à l’expression. Pour autant, son esprit était une chose extrèmement aiguisé. Il voyait bien comment ses marins allaient peu à peu se laisser submerger, laisser filer la corde de leur existence jusqu’à ce qu’il ne leur en reste que le souvenir pâli. Il avait vu des hommes mourir ainsi, tout vifs et debout.

A 22 ans, alors tout jeune matelot, il avait vu surgir devant lui le Léviathan. Oh, il savait bien que ce n’était pas Lui.  Il savait bien, au fond de lui, que le colosse qui avait jailli des flots, renversant le monde de son échine puissante, n’était qu’une bête de la Terre, aussi naturelle que les mouettes et les marsouins. Au fond de lui, il le savait. Mais plus profondément encore, là où il n’aurait pas su aller consciemment, il savait aussi que c’était inexact. La bête était un dieu.

De l’équipage d’alors, ceux qui avaient survécu à cette horreur, il ne restait plus que lui. Tous les autres étaient morts, ou tout comme. Lui seul s’en était sorti, sain de corps et d’esprit. Et le capitaine avait une théorie à ce sujet. Chacun d’entre eux, sans exception, s’était empressé d’oublier. Ils avaient tiré un trait sur le monstre, la tourmente, la mort. Ils avaient enfoui en eux ce qu’ils avaient vécu, entassant par-dessus des couches et des couches d’indifférence feinte. Lui, au contraire, avait fait face. Oh oui, ils l’avaient même traité de fou macabre quand il avait suggéré de se rendre à cet endroit pour y accomplir une sorte de « pèlerinage ». Mais cela ne l’avait pas arrêté. Un matin, celui qui n’était pas encore capitaine avait levé l’ancre, seul, et mis les voiles vers ce lieu où la mer s’était ouverte pour laisser place à un monstre.

Il était resté là un long, long moment, les yeux posés sur la surface calme de l’onde. Un vent doux modelait de petites vagues, à peine hautes comme des chatons. Mais dans son esprit, le Léviathan déchirait et déchirait encore la mer…

C’est de cette manière qu’il avait sauvé son âme. De ce tribut payé à la bête, il était revenu l’esprit calme et le cœur en paix. Il avait revu ce qu’il avait vécu, et l’avait admis. Désormais, cela faisait partie de lui. A présent, il était temps que les douaniers fassent de même.
Il parla sans hausser sa voix de basse, d’un ton calme et mesuré.

« Demain, on ira à l’hôpital des sœurs. Et on rendra visite à la petite. »

Autour de lui, les marins hochèrent la tête silencieusement. Leurs visages reflétaient un soulagement profond, terrible, qu’il ait su deviner leur hantise et prendre les choses en main. Le capitaine hocha la tête à son tour. Cette fois, aucun membre de son équipage ne sombrerait…


6 mai 2009

Bordel

profil_chastel"Quand on apprend ce genre de choses, on a l’impression de se manger un train en pleine gueule. Du moins, c’est l’effet que ça m’a fait.

Tabitha… Une pute… Et moi ? Un pauvre connard, pas meilleur que le premier richard excitable, prêt à lâcher sa grognasse parce qu’une professionnelle réussit à le faire bander !
La garce… Elle m’avait bien baisé ! Quand je repensais à tout ce que j’avais fait pour elle… A tout ce que j’aurais fait pour elle… Je me sentais minable, incapable de retenir les spasmes de rage qui, à chaque battement de cœur, menaçaient de me faire exploser les artères…

Putain… Et voilà ce que le grand Chastel cherchait ! Une pute ! Une vulgaire pute, qui avait même réussi à lui arracher la moitié du visage. Jamais l’impression que l’on se soit foutu de ma gueule n’avait été aussi forte, et j’en vins à me demander ce que je cherchais ici.
L’odeur était à gerber. Une cacophonie olfactive où se mêlaient les relents âcres de la sueur, du tabac froid, de l’alcool fort, du foutre rance et de la pisse jouie par accident, qu’un encens bon marché tentait vainement de dissimuler. Et puis, surtout, l’odeur à peine moins crasseuse de la peur des occupants…
Les putains et les dégueulasses qui les sautaient encore cinq minutes avant mon arrivée et la mise en pièce du videur se taisaient ou chialaient, maintenant. De nouveaux relents d’urine inondèrent l’atmosphère. Je laissai tomber le corps détruit du colosse qui servait de chien de garde au bordel. Tout s’embrouillait, je n’avais plus les idées claires.

« Vous… vous allez nous… ? »

Trois putains de mots. Trois putains de mots hachés entre deux sanglots grotesques par un cadavre en sursis. Et il n’avait même pas les couilles de terminer sa dernière phrase !

« OUI ! »

Peut-être que s’il avait fermé sa gueule, je me serais barré sans faire d’histoire. Comme je disais, j’étais ailleurs, complètement à l’ouest. Mais ces trois petits mots ont eu sur mois l’effet d’une goutte de sang sur un grand requin blanc. Je n’ai jamais été très bon pour compter, mais il devait bien y avoir une vingtaine de personnes dans ce lupanar. Après que j’en aie repeint les murs aux tripes, il n’en restait plus que deux…

La vieille mère maquerelle et votre serviteur. Parce qu’elle et moi, on avait un putain de sacré compte à régler !
Le fard sur ses yeux, ravagé par des larmes qu’elle ne pouvait plus arrêter, m’évoquait deux affreux mille-pattes cherchant se planquer à l’ombre de ses multiples mentons. Cette vieille salope boursouflée avait fait de Tabitha une pute… En un sens, c’est à elle que je devais de m’être fait baiser. Il fallait qu’elle paye, qu’elle sache ce que ça fait de souffrir comme je souffrais !

« FÉLICITATIONS, T’ES PAS ENCORE MORTE… MAIS TE RÉJOUIS PAS TROP VITE, VIEILLE PEAU ! ÇA NE FAIT QUE COMMENCER… »

J’ôtai alors ma chemise, couverte de sang entre autres, et avec une douceur infinie, je me penchai à son oreille pour lui chuchoter :

« Je vais te baiser… Te baiser jusqu’à ce que t’en crèves… »


Dire que je ne trouvai aucun plaisir à souiller le corps de cette vieille garce serait faux. Malgré son apparence hideuse, pas vraiment mon genre au demeurant, ma jouissance était décuplée par ses cris d’horreur et de souffrance. Je la sentais s’ouvrir sous moi, se déchirer comme un sac trop plein qui s’éventre. Je m’enfonçai en elle chaque fois plus fort, serrant sa gorge à lui en broyer les os, mais pas suffisamment pour que cela lui soit fatal. Pas immédiatement du moins… Plus le temps passait, et moins la vieille peau semblait avoir appartenu à l’espèce humaine. Je la maintenais par les cheveux afin qu’elle n’en perde pas une miette, avide de l’entendre hurler, à moitié étouffée par le sang qui affluait de sa gorge martyre…

Ça a duré des heures avant qu’elle n’en crève, amas obèse, disloqué, écartelé, saigné, désossé. Je contemplai mon œuvre, repensant au calvaire qu’avait été pour Tabitha notre première nuit d’amour… L’état de la maquerelle formait un tableau aux étranges résonances. Ce corps déglingué, aux orbites caves, aux os brisés… Ces souvenirs qui il y a peu m’horrifiaient me firent l’effet d’une bière bien fraîche après une vie à brûler en Enfer.
Enfin,  je crachai sur l’infâme tas de chair, avant d’enfiler mon froc…

Il était plus que temps de passer aux choses sérieuses.
Cette nuit, finalement, avait été distrayante. Mais aussi amusante qu’elle fût, elle n’était rien comparée à la prochaine que je passerai en compagnie de ma chienne d’amante.

Je savais maintenant où chercher. Avant de crever, le tas de lard qu’était la maquerelle m’avait vomi le nom d’un bled paumé près des côtes. Un village de cabanes pourries par la mer… Le village où Tab serait née, et où, peut-être, elle aurait encore de la famille…"

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4 mai 2009

"Naviguer est une activité qui ne convient pas aux imposteurs. En mer, on sait ou on ne sait pas."

profil_tab Il s'en fallait encore de bien des années pour que naisse et se perde en mer l'auteur de cette perle de sagesse, mais ce n'était sans doute pas plus mal. D'abord, parce qu'il n'y avait là rien qui soit propre à aider Tabitha ; ensuite, parce que l'homme aurait sans doute eu l'occasion d'apprendre qu'il était dangereux de traiter une lycanthrope d'imposteur.
D'autant plus, une lycanthrope avec le mal de mer.

Tabitha était verdâtre, livide d'incompréhension. Quoi, toute cette eau, c'était ça qui la mettait dans cet état ? Depuis quand est-ce qu'une grosse flaque suffisait à lui faire rendre ses tripes ? Merde, elle avait grandi sur les côtes, elle avait toujours vécu près de la mer, de quel droit cette saloperie se mettait-elle maintenant à bouger comme ça ? Elle ne faisait pas ça aux crétins de pêcheurs du genre de son paternel... si ?
Fallait bien reconnaître que ça l'avait jamais trop intéressée.

"Bordel de Dieu, tu vas bouger ton cul, petite merde ?!"

Et ça, c'était le pire de tout. Depuis une semaine, elle ne rêvait plus que d'accrocher au mât les tripes de ce roquet qui lui aboyait à la face. Chaque matin, le bosco chargé de réveiller les hommes la trouvait secouée de spasmes, poings crispés, la bave aux lèvres. D'ailleurs, ce brave homme plaignait fort le petit mousse des terribles cauchemars qui l'agitaient.

Le petit mousse était tellement frustré de s'extirper de ses "cauchemars" qu'il en aurait pleuré.

Car sitôt éveillée, il n'y avait plus moyen de mutiler ce lèche-bottes braillard, ni aucun autre membre de l'équipage. Tabitha s'était embarquée l'esprit léger, sans se poser de question sur le genre de mâle avec lequel elle allait devoir partager les quinze prochains jours ; quelle importance, quand il était si simple de noyer dans l'hémoglobine toute contrariété...
Sauf qu'elle avait vite compris que se débarasser d'un importun sur un bateau grand comme une chiure de mouche n'avait rien de "simple". Une nuit, dépitée, elle avait caressé l'idée de massacrer tout l'équipage... avant de finir par se rendre compte qu'une lycane qui maniait déjà difficilement un balai et un seau risquait fort de se retrouver plantée sur un récif si elle se mêlait de navigation.
Oui,à cet instant Tabitha aurait tué n'importe qui avec délectation... et ça n'allait pas aller en s'arrangeant.

"J'arrive pas à l'croire ! C'est qu'ça mordrait si ça pouvait, hein ?!"

De fait, la gamine le fixait d'un air hargneux, babine retroussée sur une canine imperceptiblement trop longue. Sa patience -sa maigre patience- était à bout. Mais comment faisaient donc les humains pour supporter...
Subitement, elle sourit. Elle savait bien comment : ils ne supportaient pas... et en payaient le prix.

L'équipage resta bouche bée quand, balançant seau et balai, le petit mousse s'avança vers l'armoire à glace qui l'invectivait. Il faisait bien six pieds de haut pour trois de large, gras et difforme comme un suidé. Loin au dessus d'elle bourgeonnait une trogne rougeaude, gratifiée d'un nez en pelle à tarte et de quelques dents rescapées. Des tatouages abscons, réseau bleuâtre de pattes de mouches, s'étalaient sur une paire de biceps épais comme sa taille. Et pour compléter le tableau, cette contrefaçon d'humain trainait sous son pantalon une virilité bouffie, qui se balançait à hauteur des coudes de l'adolescente.

Ou faudrait-il dire "à portée de main" ?

---


Le claquement sec du fouet résonnait maintenant sans discontinuer depuis vingt bonnes minutes.
Autour de Tabitha, les marins formaient un cercle parfait - excepté, bien sûr, celui d'entre eux qui se réveillait laborieusement à l'infirmerie, un linge humide noué autour de ses testicules passablement noirâtres. Le silence de ces hommes traduisait certes de l''hostilité... mais aussi (surtout ?) un certain respect. Un petit rat acculé, peut-être bien ; mais pas un rat dénué de courage.

Crispant la mâchoire sous les coups, la lycane souriait de toutes ses dents.

30 avril 2009

Même pas mort

profil_chastel

"Trente piges…Trente piges que je la cherche, mais je sais que je touche au but. Chaque saloperie de seconde me rapproche d’elle…
Trente piges. Même pour moi, ça fait long. Et maintenant, merde, je me pose des questions. Est-ce qu’elle se souviendra de ma gueule ? Après tout, le dernier souvenir qu’elle aura eu de moi était pas très ragoutant… Elle m’avait mis dans un état qui n’était pas beau à voir.
J’avais une jambe en charpie, à cause d’un connard qui avait laissé trainer un piège à loups. Et surtout, surtout, elle m’a fait bouffer du plomb, la gamine. M’a collé le canon d’un fusil dans la bouche, puis tout est devenu rouge.

Putain, ce coup-là, j’ai eu un mal de chien à m’en remettre. La déflagration m’avait arraché la moitié de la gueule, et je dis pas ça à la légère. Ma mâchoire inférieure s’est barrée à plusieurs mètres de moi ! Ça fait mal, vous savez ? D’ailleurs je crois bien avoir jamais autant dérouillé…
Ouais…
Même la fois où un basilic m’a fait fondre les couilles, et ce qui vient avec…Tiens, puisqu’on en parle, ça me rappelle qu’elle était là cette fois-là aussi, et qu’elle n’y était pas pour rien.

L’ardoise s’allonge ma belle.

Mais on s’écarte du sujet. Là, je vous parlais de la branlée qu’elle m’a mise dans les bois de Galway.
Je crois que le pire, ça a été au réveil. Y’avait une meute de loups qui se faisait un putain de gueuleton de mes tripes. Des loups, merde. Mes loups ! Mais le pire restait à venir…
Autant transformer ces sacs à puces en tas de bidoche ne m’a pas vraiment causé de problème, encore que je n’étais pas au meilleur de ma forme, autant les bouffer s’est avéré…Comment dire ? Plus complexe.
Ce n’est pas peu dire. C’est là que l’intégrité passée de ma chère mâchoire m’a vraiment manqué… J’ai été obligé de saigner les bestioles, et de laper leur sang avec ce que ma compagne avait daigné me laisser de langue. Pas vraiment l’idéal pour requinquer un garou, et surtout pas un comme moi. Sans compter le bonheur quand ça a fini par repousser…
J’ai détesté ces deux longs mois à jouer la fiotte de vampire. Rien pu bouffer de solide, bordel ! Sinon, j’aurai pu me retaper en quoi ? Une semaine, deux, au pire. Mais deux mois…
Ça aussi ma Tueuse, faudra qu’on trouve l’occasion d’en causer…

Elle ne perd rien pour attendre, cette chienne.

Après ça, j’étais, disons, un peu énervé. Je voulais régler mes comptes avec Tab’… mais je ne la trouvais plus. Alors j’ai tout remonté depuis le début, mutilant indic sur indic jusqu’à atterrir dans un bordel crasseux.
C’est là que j’ai appris que la gamine avait été pute…"

29 avril 2009

Et vogue la galère...

profil_tabCertaines nuits ont cela de particulier qu'elles sont à elles seules des symphonies.
C'était une de celles-là que vivait la lycane, tandis qu'elle marchait vers le port. L’obscurité résonnait de tout un chœur de sensations contradictoires, rythmant ses pas.
Il était mort. Chastel était mort. C'était terminé, tout était terminé. Enfin. Elle en avait fini avec lui, avec cette emprise qu'il avait sur sa vie, avec cette folie. Elle venait de vaincre l'adversaire le plus implacable qui soit. Contre toute attente, contre toute logique, elle était sortie vivante de ce combat. Vivante, victorieuse et libre. Elle avait gagné.

Il était mort.

Chastel était mort, et Tabitha pleurait...


Autour d'elle, la forêt laissait peu à peu place aux faubourgs de Galway.
Ce qu'elle laissait derrière n'était pas seulement un cadavre abandonné aux loups. Au delà de cette charogne pitoyable qui avait été son amant, elle tournait le dos aux premiers instants de sa vie, à sa renaissance. Mais si les carnassiers n'ont pas de passé, ils n'ont pas non plus d'avenir. Ce n'était pas vers une nouvelle ère que l'adolescente marchait. Elle ne poursuivait aucun but, ne recherchait ni des horizons inconnus ni une aube plus claire. Tabitha ne pensait pas au futur ; elle fuyait.
Sans le savoir, sans même le soupçonner, elle fuyait la douleur qui montait en elle. Oh oui, elle avait gagné. Elle avait survécu. Restait alors à comprendre pourquoi ces larmes sur son visage, cette sensation glacée dans sa poitrine.

Elle le haïssait, il était mort. Et il lui semblait qu'elle était restée là-bas avec lui, sur le sol humide.

C'était cela qu'elle fuyait.

Les lumières du port la tirèrent de ses souvenirs. Le soleil pointait à peine au dessus de l'horizon, et déjà les quais grouillaient de vie. Les appels des dockers scandaient le chargement des navires, tandis que les marins retardataires se pressaient vers l'embauche. Les plus avinés d'entre eux ne partiraient pas ce jour-là, mais la plupart pouvaient encore, en montrant assez de bonne volonté, trouver un capitaine qui les accepterait à son bord.
Pour Tabitha, c'était plus compliqué. Elle n'avait pas d'argent, rien de valeur pour payer son voyage, et doutait de pouvoir récolter quoi que ce soit d'intéressant sur le public miséreux des docks. Par ailleurs, l'adolescente avait appris dans les tavernes que les femmes n'étaient pas les bienvenues sur les navires. Ils n'acceptaient même pas les putains, bien qu'elle n'ait jamais compris exactement pourquoi. Et cette fois le carnage n'était pas non plus une option, ce qui l'agaçait plus que tout.
Non, il n'y avait pas de solution à ce problème. A moins que...

Ce fut rapide, net, bien que pas tout à fait sans douleur.
Le cri du marin s'étouffait encore dans un gargouillement que déjà elle le dépouillait de ses vêtements. Une chance que la strangulation soit sans bavure, elle avait pu constater que des habits ensanglantés sont une assez piètre approche pour la plupart des humains. Fouillant la besace du cadavre, l'adolescente eut une grimace approbatrice : au moins, ce dégénéré avait un couteau. Tant pis pour les fioritures, il fallait faire vite. Comme quoi, finalement, le carnage...

Une première mèche de cheveux châtains tomba sur le pavé, près du corps.


Ce matin-là,
la Boudeuse
prit à son bord un petit mousse pâle à l'allure frêle. Le capitaine le regarda embarquer avec une moue perplexe. Quoi, treize, quatorze ans au plus ? Est-ce qu’à la fin on allait lui demander d’embaucher des communiantes ? Sans compter qu’il ne payait pas de mine, ce petit. Mal nourri, à tous les coups. Encore un qui risquait de lui claquer entre les pattes, ça ne faisait pas un pli… Mais baste, passé une certaine heure un capitaine ne pouvait plus faire le difficile. L'horaire c'est l'horaire, n'est-ce pas ?
Et puis peut-être que le gosse ferait l'affaire, après tout. Il avait l'air d'avoir... quel était le terme juste ?

Ah, voilà.

Du mordant.

26 avril 2009

Prologue

profil_chastel

"Quand est-ce que je suis né ? Y’a un bail, ça c’est sûr, mais je ne saurais pas dire quand. Pour être franc, je ne sais même pas quel âge je peux bien avoir…
Faut avouer que c’est un peu le bordel dans ma caboche, tout ne se trouve pas toujours où ça devrait être… C’est ça de vieillir, non ?

Mais à la limite, on s’en fout de mon âge, pas vrai ? De toute façon, vous n’êtes pas là pour me souhaiter bon anniversaire.
Alors, j’en étais où ?

Ah ouais, à ma naissance ! Bon… Me demandez pas l’année, je la connais pas, mais c’était dans les montagnes. Ouais, dans le Gévaudan même… C’était après qu’une bête en ait mis plein la gueule à la populace, si vous voyez ce que je veux dire…
Pour autant que j’y ai compris quelque chose, je crois que cette foutue bestiole était de la Race. Et je pense que c’est elle qui a « enracé » ma mère.
Des fois, je me demande ce que faisait ma mère avant d’être garou. Je l’aurai bien vu bergère, ou un autre boulot à la con dans le genre… Je crois qu’elle s’appelait Marie, mais comme je vous l’ai dit, ça fait un bail tout ça. Par contre, je me souviens de son nom : Chastel. C’est aussi le mien…

Quand on ne trouvait rien à bouffer dans les montagnes, c'est-à-dire quand on ne trouvait pas de bestiau ou d’abruti égaré un soir de tempête, il nous arrivait de descendre au village. Et c’est sûrement là que j’ai entendu la mère Chastel m’appeler Fréderic…
Chastel. Frédéric Chastel. Fred pour les intimes, et Chastel pour les autres… Et putain, ça en fait du monde !

Bon, j’étais encore qu’un chiard quand j’ai eu mes premières « montées de rage ». Je devais même ne pas avoir dix piges, c’est vous dire comme je suis précoce !
Et la mère Chastel, elle n’a pas apprécié…

C’était la première fois que je tuais quelqu’un tout seul. Et bordel, c’était le pied !
J’ai compris ce que j’étais, et ce que j’avais à faire de ma garce de vie. J’étais un tueur-né, fait pour ça depuis toujours, et pour un bout de temps, croyez-moi ! Un prédateur de l’espèce humaine.

Après, ça devient un peu confus… Je n’ai pas très bien compris ce qu’il s’est passé pendant cette période. Je crois qu’un roi s’est fait raccourcir à la guillotine pour une histoire un peu vague de pastille. Enfin, c’est ce qui se disait. Moi, je vivais mon petit bonhomme de chemin, profitant de l’hystérie de l’époque pour me faire les crocs sur du « philosophe », comme ils disaient…

Vous les auriez vus ! Hilarants ces types ! Jusqu’au bout, ils essayaient de me faire croire que je ne pouvais pas être un monstre, mais un humain comme les autres. Même quand je me métamorphosais devant ces cons, ils refusaient de croire à ce qu’ils voyaient ! Non mais, sans rire, je n’ai jamais compris ces guignols… Mais ils étaient plutôt bons à bouffer.

Et après ? Comme je disais, c’est le merdier là-dedans. Les souvenirs se mélangent et j’ai du mal à savoir ce qu’il s’est passé avant ou après tel ou tel truc. Toujours est-il que j’ai débarqué en Irlande, seul survivant d’un bateau qui avait fait naufrage après que j’en ai dévoré le dernier matelot. A vrai dire, j’en ai mis du temps avant de comprendre où j’étais. Moi, ce foutu bateau, je l’avais pris pour aller aux Amériques ! Et voila que je me retrouve coincé sur une putain d’île où personne ne parle français !

J’exagère. En fait, y’avait bien un curé qui parlait français. Le père McCloskey. Plutôt un bon gars, un peu bizarre, mais je l’aimais bien. Vraiment ! J’ai mis près d’un an avant de craquer et d’en faire mon casse-dalle ; le temps pour moi d’apprendre l’anglais et deux ou trois conneries sur l’exorcisme.

Parce que ce fameux cureton, il n’était pas con. Il avait eu une espèce de « révélation » quand il a appris ce que j’étais. Pour lui, je lui avais été envoyé par le Seigneur-Dieu pour lutter contre les ténèbres, Satan, l’Enfer… Tout ça quoi… C’est qu’il m’en a appris des choses ce gars, sur la meilleure façon de buter mes semblables, de refroidir un suceur de sang, ou même, de cogner du fantôme. Je ne sais pas vraiment ce que je serais aujourd’hui, s’il n’avait pas été là…

Une chose est sûre. Je serai sans doute passé à côté des moments qui, à défaut d’être toujours les meilleurs, n’en demeurent pas moins les plus forts de ma vie. C’est dire…

Je me sentais vaguement merdeux de l’avoir mis en pièces. Mais des fois, ça ne tient pas que de moi. Il y a quelque chose en moi, que je vois parfois, qui vous ferait hurler de terreur si elle se tenait devant vous.
Ben, des fois, elle prend le dessus, et elle tue sans que j’aie mon mot à dire… Qu’on soit bien d’accord, je n’ai rien d’un enfant de chœur, mais cette garce de bête en moi… J’ai l’air d’un agneau à côté d’elle !
Donc, merdeux disais-je… Ouais, c’est à peu près ça. Je voulais, je ne sais pas, me faire pardonner ? Réaliser la « révélation » de mon ami à titre posthume, ou un truc dans le genre…

C’est comme ça que j’ai débarqué à Galway. La ville où l’Enfer semblait avoir décidé de dégueuler tout son soûl de hordes démoniaques. Vampires, garous de toutes races, sorciers, fantômes, incubes, succubes, goules, satyres… Putain, ça grouillait de partout ! Et les humains, pour la plupart, ne les voyaient même pas !

J’ai commencé par faire un peu de ménage. Et j’avoue que j’ai adoré ça. Autant, c’est facile de buter de l’humain, autant, ça devient plus sportif dés que le surnaturel s’en mêle. Et j’y trouve un intérêt certain ! Mais passons… Nous arrivons à un moment crucial de mon existence. Car pour la première fois de ma vie, j’allais aimer…

Les femmes… Ah, les femmes… Je n’en avais jamais gardé une plus d’une nuit… Vivante du moins. C’est que ces petites choses-là sont d’un fragile… Une morsure pendant l’acte, et ça vous repeint la chambre façon steak tartare. Voilà le genre de « problème » qui m’emmerdait. A chaque fois que je m’en sautais une, je pétais les plombs. La bête-garce en moi prenait le dessus, et jalouse comme pas deux, elle faisait retourner mes conquêtes à l’état liquide… C’était pas joli-joli à voir.

Et c’est là qu’elle est apparue. La première fois que je l’ai vu, je ne lui ai pas prêté beaucoup d’attention, c’est vrai. Mais pour ma défense, j’étais en train d’en mettre plein la gueule à une saloperie de fantôme… Et puis, c’était qu’une gamine, qu’est-ce que je pouvais bien en avoir à foutre, hein ?
J’ai regretté ces pensées… Putain, comment ai-je pu être aveugle au point de ne pas réaliser que ce petit bout de femme de quoi ? Quatorze ? Quinze piges ? Bref, que cette gosse, j’allais en tomber amoureux ? Car c’est ce qui est arrivé… Maintenant, comment c’est arrivé… C’est toujours pas très clair pour moi…

Tabitha, car c’est comme ça qu’elle s’appelle, était de la Race elle aussi. Maigrichonne, mal coiffée, ses grands yeux dorés exprimant toujours un mélange de tristesse et de rage. En principe, les nanas, je les aime plutôt… Vous voyez, quoi. Un bon cul bien ferme, une bonne grosse paire de seins, des lèvres dont on devine tout de suite ce qu’elles peuvent vous faire, et c’est pas que vous sourire…
Bizarrement, Tabitha n’avait pas grand-chose de mon type de fille. Pourtant, Dieu sait ce que je l’ai trouvé belle, avec son regard d’enfant qui a morflé… Je sais, ça paraît vicelard, et ça l’est peut-être… D’accord, il y a sûrement pas mal de dégueulasse là-dedans, mais vous étiez prévenus : je ne suis pas un enfant de chœur…

Cette ange aux serres sanglantes, ma vorace promise, avait traversé je ne sais quelles merdes. En fait, on n’en a jamais beaucoup causé, mais quelque chose en elle était bousillé, ça c’était clair. Et pour une fois, je n’y étais pour rien…

Quand on est de la Race, on pense beaucoup plus au présent qu’au passé ou à l’avenir. On a la conscience d’appartenir à l’instant, et on en jouit à un point que vous autres, humains, peineriez à imaginer. Son passé devait être bien pourri, mais elle vivait sa vie au jour le jour, se foutant pas mal de ce qui était arrivé et de ce qui pourrait arriver.
Puis un soir, je lui ai lancé un défi que je n’aurai jamais pensé perdre. Elle qui cherchait mon estime, elle qui cherchait mon respect, je lui ai proposé une partie de chasse. Mon respect se jouerait à celui qui ramènerait la proie la plus difficile… Vous voyez le principe, hein ?

J’ai morflé, en prenant d’assaut un commissariat que j’ai vidé de ses flics pour en faire des trophées. Fier de ma prise, je les traine jusqu’à la gamine et là… Cette tarée avait buté Zöryann, sa vampire de mère adoptive !

Pour moi…

Putain, je crois que de ma vie, jamais quelqu’un ne m’avait à ce point prouvé qu’il avait des couilles. Elle voulait mon estime, mon respect… Elle a eu mon cœur.
Comment auriez-vous réagi, vous ? Quelqu’un qui vous offre sur un plateau ce qu’il a de plus cher, hein ?

On a alors presque été un vrai couple, jusqu’à cette première nuit d’amour…

Vous autres, humains frustrés, incapables d’assouvir vos pulsions, de vous ouvrir à l’ivresse de vos instincts, vous ne pourrez jamais connaître ce que nous avons vécu en cette nuit ! Il y avait quelque chose de simple, de naturel, et je dirais d’originel, dans l’union de nos deux corps. Alors que je lui faisais l’amour, tout autour de moi disparaissait. Tout n’était plus que sensation. Sa chaleur autour de moi, le goût de sa peau, l’odeur de sa sueur… Une nuit de noces dont personne ne pourrait même rêver, qui a viré en véritable cauchemar pour celle que j’aime.

Bien sûr, ce n’est pas moi qui l’ai torturée, mais la bête-garce…

Cette monstrueuse putain, dévorée par la jalousie, faisait depuis toujours subir à mes compagnes une fin affreuse. Mais alors que mes autres femmes hurlaient, pleuraient, imploraient, Tabitha, elle, semblait ne rien craindre. Elle se faisait massacrer - massacrer, oh putain…- par celui qui l’aimait, par celui qu’elle aimait, et c’était comme si quelque part, elle ne pouvait en attendre plus. Devait-elle payer d’éprouver du bonheur ? Était-ce cela qui lui passait par la tête ? Peut-être, un jour, le saurai-je…
En attendant, la bête garce l’avait réduite à l’état de viande battue, d’os en esquilles. Son visage n’était plus qu’un amas sanglant, et l’on voyait à travers les joues en charpie les os brisés de la mâchoire.

Dieu sait que j’en ai vu des saloperies, et que dans la grande majorité des cas, j’en suis l’auteur. Pire, j’en éprouve souvent une fierté certaine… Mais pas cette fois. Ce que cette chose sauvage en moi avait fait à l’enfant-louve, j’aurais voulu qu’elle sache que je le regrette. Que je n’y étais pour rien. Que jamais je n’avais voulu lui faire le moindre putain de mal… Que je l’aimais, bordel, pour la première fois de ma vie !

Mais pour ce que ça aurait pu changer… Ce sont bien mes mains qui ont crevé ses yeux qui me rendaient fous d’amour. Bien mes doigts qui ont enfoncé les pieux qui la crucifièrent, bien mes poings qui brisèrent la délicate arête de son nez. Alors, quelle différence ?

J’ai fait ce que j’ai pu pour la… réparer.
Je suis allé jusqu’à lui offrir de ma propre chair pour qu’elle reprenne des forces. Je serai mort mille fois, et avec joie, pour qu’elle vive une seconde de plus. Et par miracle, elle a survécu !

Pour me quitter…

Je n’aime pas revenir là-dessus. Elle m’a laissé, mutilé, baignant dans mon sang et dans ma propre merde, après m’avoir fait goûter au plomb d’un fusil, en pleine gueule… Même que des fois, j’en sens encore le goût dans ma bouche, le feu sur ma langue… Mais c’est comme tout, on s’en remet.

Elle a, par la suite, quitté l’Irlande. Cherchait-elle à me fuir ? J’espère le savoir bientôt. Il a fallu, comme c’est ironique, qu’elle choisisse ma bonne vieille France comme refuge. Mais je la retrouverai…

Après tout, qui mieux que moi peut chasser un autre membre de la Race ?"

25 avril 2009

Prologue

profil_tab

1813, Clifden. Un paysage qui semble figé par la brume. Une falaise froide, battue par le vent et les pluies. Un décor éternel et toujours en mouvement. L’Irlande.
A quelques lieues de là, un nouveau-né pousse son premier cri. Le son porte loin sur ces hauteurs et le geignement résonne un instant dans le brouillard. Même en ces temps presque modernes, il reste assez de pureté dans le cœur irlandais pour qu’un vieux pêcheur croie entendre la Banshee, relève la tête et frissonne. Il n’a pas totalement tort : il y a de l’angoisse et de la douleur dans ce son ; peut-être ce bébé a-t-il conscience, déjà, de ce que sera sa vie.


« Je suis Tabitha. Cette gosse, c’est moi. Et de fait, au moment où je vous parle, j’ai une idée nettement plus claire qu’elle de la façon dont les choses vont tourner.
Je sais par exemple pourquoi l’homme qu’elle prend pour son père la hait. Je sais aussi que sa mère va mourir dans peu de temps, quelques années tout au plus, et comment ce type va se débarrasser de sa petite bâtarde en la vendant pour presque rien à un bordel miteux.
Ce qu'elle va y subir fait partie de mes souvenirs, mais d'une façon distante, comme désincarnée ; tout cela ne m’est pas arrivé. Du moins, pas à mon moi d'aujourd’hui. Et pour la pauvre chose qui les a vécues, pour sa passivité et sa fragilité pathétiques, n'attendez rien d'autre de moi que du mépris.
Ceci n'est pas l’histoire d’une victime, mes amours. C'est la chute et l’ascension d’un être sans limite.

Je suis née à la seule vie qui compte en 1828, dans une ruelle crasseuse de Galway. Pourquoi une gamine à peine pubère se trouvait, de nuit, dans le quartier le plus mal famé d’une ville inconnue, eh bien… Non je vous vois venir. Ne cherchez pas, rien de surnaturel là-dedans.
Sans doute, simplement, que j'étais déjà trop vieille, trop usée à quinze ans pour les amateurs de chair fraîche du bordel. Peut-être aussi que le quasi autisme où j’avais plongé peu à peu décourageait même les clients les moins regardants. Bref, on m'avait mise à la porte.

Devant mes yeux hébétés, la vie nocturne de Galway suivait son cours. Des silhouettes confuses, çà et là, vaquaient à des occupations qui me laissaient indifférente.
Je me souviens avoir marché longtemps dans les ruelles, sans peur ni intérêt pour ce qui pouvait m’arriver, sans me préoccuper de mes pieds à vif, mouchetant de sang chaque pavé. J’étais plus morte que vive. Encore une enfant, et déjà il me semblait avoir tout vécu, tout enduré. L’idée de suicide ne m’effleurait même pas, tant j’étais loin de me rappeler que je vivais.
'Voyez, qu’est-ce que je vous disais ? Une loque.

Mon dernier instant est net pourtant, dans ma mémoire. Une très nette impression d'étrangeté. Au milieu de ce bruissement de cris rauques et de gémissements propres aux quartiers pauvres, le silence était soudain tombé, tout d'un bloc. Je ne me souvenais plus, alors, de la façon dont les oiseaux se taisent à l’approche du prédateur. Dommage, car la comparaison aurait été judicieuse.
Ce qui approchait était le pire d’entre eux. Le plus beau et le plus mortel. Ma mère l’appelait faoladh, les Anglais werewolf. Pour moi, le seul mot qui lui rende vraiment justice reste celui que notre race s’est choisi : lycan.

Je ne sais pas pourquoi il m’a épargnée ; à sa place, je me serais sans doute bouffée - quitte à vomir ensuite. Peut-être qu'il a été interrompu, bien que j’aie du mal à imaginer ce qui peut faire renoncer un monstre de mon espèce à sa livre de chair.
Mais c'est arrivé pourtant, puisque je vous parle et que je me souviens de mon éveil. Vautrée au sol, lapant presque sans m'en rendre compte une flaque de mon propre sang. Oh oui, le goût du premier sang est clair dans notre esprit…

Pour la première fois depuis ma naissance, j’étais vivante.

Et quelle vie ! Comme tous nos louveteaux, mes sens m’affolaient. J’étais submergée par ce bouillonnement d'instincts et de rage, brûlant de tuer encore et encore, ardente d’exister - enfin.

Je faillis en mourir.
Vu la puissance manifeste de celui qui m’avait engendrée, rien en moi – ni mon esprit, ni ma chair – n’était encore assez fort pour résister à une telle déferlante de force. Mais curieusement j'ai eu de la chance, au bout du compte. L'enfant-garou fut recueillie par le plus étrange des tandems : Enoch, un druide dont tout le clan avait été massacré plusieurs siècles plus tôt par les chrétiens, et Zöryann, une vampire réfractaire.

Comment et pourquoi deux créatures aussi « inhabituelles » se sont trouvées sur mon chemin ? Disons simplement que la nuit appelle la nuit. Après tout, si une chose telle que moi peut exister, la logique perd un peu ses droits, non ? Parfois, le réel n'est pas crédible ; et particulièrement pas le mien.
Bref, au fil du temps des liens profonds se nouèrent entre nous. J’avais un père que je respectais plus que tout, et une mère que j’adorais, malgré sa race. Jamais je n'avais osé en espérer autant. Ces deux là furent la première et dernière famille qui voulut bien me prendre telle quelle ; et je peux dire sans crainte de me tromper qu’ils m’aimèrent comme personne ne le fera plus.

Brillante idée.

Donc bien sûr, comme vous vous en doutez déjà, le beau happy-end ne pouvait pas en être un.
Alors voyons, que pouvez-vous être en train de vous imaginer ? Une scène poignante, sans doute, car vous ne manquez pas d'imagination. Peut-être une fin atroce, ma famille hurlant à la mort sur un bûcher quelconque. Voire – pourquoi pas ? – ceux que j'aime déversant leurs entrailles sur les fourches de villageois en colère ?

Mmh.
Mais... pour qui vous prenez-vous ?
Et plus important, pour qui nous prenez-nous ?

Aucune larve humaine, même coagulée en foule enragée, n’aurait été capable de terrasser Enoch. Toutes ces histoires de bûcher, de carnage, de génocide des créatures surnaturelles ne sont que fantasmes rassurants pour ceux de votre espèce.
La vérité mes agneaux, c’est qu’il existe tout autour de vous un monde qui vous est inconnu - parce qu'il le veut bien. Un monde que vous ne pouvez ni comprendre ni vaincre, et qui – croyez-moi sur parole – ne vous aime pas du tout...

Soyons sérieux.
Enoch était presque un dieu, avec ses pouvoirs puisant leur sève dans les plus secrets recoins de l'âme celte, la multiplicité infinie du monde chtonien. Me demandez pas ce que ça veut dire, la formule est de lui. Quant à Zöryann, puisque c'est elle qui nous intéresse pour l'instant, elle était elle-même d’une puissance qui laissait peu de doute sur l’issue d’une chasse à la sorcière à son encontre. J'aurais presque aimé voir ça.

Malheureusement pour elle, il lui arriva ce qui rend les vampires tellement fragiles comparés à nous : elle tomba en léthargie. A ce qu'on dit, il existe peu de moyens pour un être de chair de supporter l’éternité, un d’entre eux étant de suspendre cette trop longue existence pour un an, une décennie, un siècle… toujours.
Mettons-nous bien d’accord : ce n’est pas pour autant un moment de vulnérabilité pour le vampire qui plonge dans l’oubli ; j’ai pu constater au fil des mois que Zöryann savait pertinemment qui était près d’elle, si c’était un familier ou un intrus. En d’autres termes, elle restait aussi perceptive dans le sommeil que dans la veille.
Ou aussi peu...

Dommage pour elle. Car à ce moment précis, un être était sur le point de me faire basculer dans le chaos - et eux avec moi.

Impossible de me souvenir pourquoi je me suis jetée à son secours, dans cette église, lacérant crocs et griffes ce fou d’humain qui l’attaquait. Rien à voir avec ces conneries de frère de Race ; je n’ai jamais été très portée sur la meute. Faut pas croire ce qu’on lit dans les livres : entre les loups et nous, il y a un monde de cruauté et de ténèbres.
Ça doit être la part humaine qui fait ça.

Toujours est-il que lui, le monde de ténèbres, il y était plongé jusqu’à la gueule.
Dieu du Ciel, je n’avais jamais vu un malade pareil… Partout où il passait, le sol se changeait en marécage rougeâtre ; il y a même des gens pour murmurer que le sang caillait tout seul à son approche, mais j’ai un doute là-dessus. Un petit doute.
Subtilités mises à part, il n’y avait pas d’ambiguïté sur la question : Frederic Chastel, auto-proclamé (en toute modestie) la Colère de Dieu, sacré le Massacreur par la frousse populaire, était le pire fou furieux qui ait jamais foulé la terre d’Irlande.

Et dès notre première rencontre, je peux dire qu’il m’a tentée comme une friandise défendue.

Il faut admettre que l’animal était bâti comme j’en avais rarement croisé – et l’Enfer sait pour combien de tristes crétins j’ai ouvert les cuisses.
Mais au delà de ça, celui-là, c’était autre chose. Totalement autre chose. D’abord, c’était la force à l’état brut ; mais ça n’importe quelle petite truie humaine aurait été capable de le dire. J’en ai vu assez se liquéfier devant lui, au sens figuré comme au sens... propre ? Ahem. Parce que ce qu’aucune de ces poupées apprêtées ne savait apprécier, bien qu’assez d’entre elles en aient eu un aperçu, c’était la folie qui consumait Chastel. Oh oui, c’est vrai, sa carrure de colosse et sa puissance de lycan le rendaient déjà assez intouchable. Mmh, l’air hagard des humains, levant le regard sur les deux mètres de mon loup... quand il daignait rester sous forme humaine ! Personne ne levait longtemps les yeux sur l’autre forme.
Mais si vous voulez savoir, le pire de tout, ce qui faisait de lui un monstre si redoutable, c’était sa rage, sa démence. Il était imprudent et ombrageux à la limite du suicide ; il n’y avait aucun frein à sa voracité. Le Massacreur était né pour dévorer le monde et il s’y employait avec enthousiasme, un sourire carnassier aux lèvres.

Moi, j’étais pire.
Plus faible, plus fragile. Mais aussi tellement plus insouciante de ma propre existence...

Il a mis relativement peu de temps à se rendre compte que j’étais déjà plus loin que lui sur cette voie de délire qui était la nôtre. Chastel avait le sens de la meute, une fierté immodérée, une certaine noblesse même, parfois. Rarement, mais parfois. De l’animal en lui, il avait tiré un instinct de survie terrifiant.
Moi, je n’avais rien de tout cela. Pour un rire, pour l’adrénaline d’un combat, j’aurais donné sa vie et la mienne, sans regret. Je vivais dans l’instant, un éclair de démence toujours au coin des yeux. Le bordel avait déjà brisé quelque chose dans l’enfant que j’étais ; avant même de changer, j’avais le pied au bord du précipice.
La lycanthropie avait bâti un édifice défiant le ciel sur des fondations rongées par les vers. Encore aujourd’hui, je sais bien que cette vitalité exubérante dissimule mal la gangrène à forme humaine qui se cache dessous.

A bien y réfléchir, j'était la compagne idéale pour un monstre tel que celui-ci.

Pourtant, qu’est-ce qu’il a pu me mépriser au début.
Chastel ne respectait que la puissance – et encore : un bref instant, jusqu’à ce qu’il l’ait mise à bas. Alors comment attendre de lui qu’il prête la moindre attention à une adolescente toute frêle qui, sous forme humaine, lui arrivait péniblement au torse ? Et ce n’était pas la peine d’attendre de lui de la pitié, ou tout autre sentiment protecteur. Il avait à ce point la fierté de la lycanthropie qu'il aurait déchiqueté un membre de sa propre race plutôt que de le voir faiblir. Ou devenir plus fort, d’ailleurs.
On ne pouvait pas espérer avoir Chastel en l'attendrissant. Par la force, c'était tout aussi vain - et de toute façon, je n'aurais pas été de taille.

Non, moi, je l’ai eu par la folie.

Je le haïssais. Au moins autant qu’il m’attirait, autant que je désirais son respect, je le haïssais - et je le haïssait précisément pour ces deux raisons.
Je voulais le vaincre, de toutes les manières possibles. Et comme je n’étais pas assez puissante pour le faire dans le sang, j’optai pour la manipulation. Il fallait frapper sous la ceinture pour l’abattre ? Soit. Je pouvais faire ça.

Et ce fut le jeu, ce jeu cynique et dément, où nous jetions nos corps pour ne pas nous dévorer l’un l’autre, pour faire durer encore et encore le plaisir avant de nous anéantir. Il fallait vaincre, il fallait surpasser, il fallait écraser de son mépris le perdant. Il fallait tuer dans l’œuf ce désir qui allait nous consumer.
Etrangement, aucun de nous deux ne souhaitait vraiment s’abandonner à l’étreinte d’un tueur…

Mais il fallut finalement admettre la vérité.

Ce soir-là, Chastel m’avait lancé un défi. Je crois que malgré son intellect un poil déficient, il était aussi conscient que moi de ce qui se nouait entre nous. Instinct de survie, je vous dis. Ce qui me liait à cet être malade était déjà trop fort pour s’en défaire. Pour la première fois depuis ma renaissance, je n’avais aucune prise sur ce que je ressentais. J’étais prise au piège, prête à m’offrir toute entière, désireuse de le faire. Ca me paniquait de réaliser que j’aurais tout donné pour une nuit avec lui, une nuit où nous aurions chassé côte à côte, flanc contre flanc.
Et lui, ce bâtard puant, le sachant pertinemment, m’avait mise au défi de mériter sa compagnie en prouvant ma valeur de lycan. Mériter !
Ce chacal m’avait appelée « Tueuse » avec un ricanement de mépris, trop conscient que sur ce terrain il me dominait de loin.

Puis il était parti, sûr d’accomplir le plus beau carnage, certain de m’humilier.

C’est dans cette détresse de me voir repoussée, encore, que je crois avoir perdu pied. Un trou de plusieurs heures dans la trame de mes souvenirs, une ellipse dont je ne me rappelle que des éclairs de sang et des hurlements étouffés.
Quand je revins à la conscience, Zöryann dormait sur mes genoux, à l'endroit même où le défi avait été lancé. Comme je vous le disais, même inconsciente, elle savait reconnaître, parmi ceux qui s’approchaient d’elle, les êtres en qui elle avait confiance. Et j’étais la première d’entre eux. Sa fille.

Ce qui suivit, j'aimerais prétendre que je ne m'en souviens pas. Mais à quoi bon ? Je l'ai accompli en toute conscience.
Chastel reparut peu avant l'aube. Il exultait, couvert de sang, trainant par terre, derrière lui, sur ses épaules larges, trois, peut-être quatre corps de flics. Déjà, son regard affichait un mépris joyeux qui me brûlait, alors qu'il me hélait pour me demander ce que j'avais foutu de mon temps pendant qu'il massacrait tout un poste de gardes.
Je me souviens avoir levé vers lui des yeux vides, tandis que ma main caressait doucement le front de Zöryann.

Puis, d'un seul mouvement fluide, je saisis la mâchoire de ma mère et lui arrachai la tête.
Au fond des yeux du lycan, la sauvage petite lumière des certitudes vacilla, tandis qu'il regardait la charogne rebondir sur le sol dans un arc de sang. Une joie sombre au coeur, je le suivis du regard quand il reporta ses pupilles jaunes sur moi, incrédule. Je vis la compréhension se distiller en lui, comme un venin affaiblissant les fondations les plus intimes de son être. Et tandis que la douleur menaçait de m'emporter, je me rappelle chaque nuance du sentiment de victoire qui m'envahit alors.

Pour l’estime de Chastel, pour un regard de lui, ce regard, j’avais démembré la femme qui avait fait de moi sa fille. Un être de valeur, que lui-même avait appris à respecter. Quelqu'un qui m'aimait telle que j'étais. Et du même coup, je m'étais condamnée à une solitude totale : lui comme moi savions que jamais Enoch ne me pardonnerait cette abomination. Que mon propre père me traquerait pour m'annihiler.
Le jeu avait subitement jailli hors de ses règles sanglantes, prenant une dimension que le lycan, je le savais, n'aurait pu imaginer. A pleine gorge, à la face du monde, je venais de lui hurler mon amour et ma folie.

Et le Massacreur tomba à mes pieds, terrassé par ce qu’il avait fait de moi.
J’avais gagné.

Cette nuit-là, je possédai Chastel. Il me posséda. Dans la sueur et le sang, nous avons connu une de ces étreintes qui n’appartiennent qu’aux monstres. Qui peut dire, dans une nuit comme celle-ci, où commence la souffrance et où finit le plaisir ? Sous nos formes humaines, dans nos corps de bêtes. L'homme enlaça la bête, la femme chevaucha le lycan. Fragile peau humaine contre fourrure rèche. Crocs enfoncés dans la chair palpitante.
Jusqu'à cet instant où, enfin, loup et louve, nous n'avons fait qu'un. Il était mien, j’étais sienne.
Puis la Bête de Chastel surgit, et l’homme que j'aimais me massacra.

Oh, comme nous aimions jouer avec le feu... Trop conscients de notre folie pour ne pas en jouir, sachant trop bien que l’un d’entre nous finirait par anéantir l’autre.
Eh bien ce fut lui.

Chaque geste qu’il accomplit cette nuit est gravé dans ma mémoire. Ce n’était plus la lente agonie d’une gamine sans aucune prise sur son propre sort, ayant au moins pour elle son innocence. Non, c’était très exactement ce dont j’avais pris le risque. Ma faute, mes conséquences. Sous ses griffes, je payai durant des heures cet instant où il m’avait appartenu.
Et quelque part, cela me convenait. C’était approprié.

Ce n’est qu’à l’aube que Chastel reprit forme humaine et put contempler son œuvre. Je peux l'imaginer parcourant de son regard hagard mon corps mutilé, disloqué, crucifié au bois de la porte, plongeant ses yeux jaunes dans mes orbites sanglantes et vides... Et enfin, sans doute, hurlant sa rage et sa douleur.
Puis il m’emporta.

Les semaines suivantes, dans le havre tout relatif d’une église en ruines, le lycan me nourrit de sa propre chair, m’aidant peu à peu à retrouver mes forces. Qui n'a jamais subi de plein fouet la rage d'un lycan ne sait pas ce que j'ai enduré cette nuit-là. En revanche, n'importe quelle humaine battue connait ce qu'on ressent, ce sentiment de trahison qui vous emplit quand celui que vous pensez être votre dernier rempart devient l'ennemi.
Par contre, qui n'a jamais senti se ressouder chacun de ses os, repousser sa chair, se remplir de globes nouveaux ses paupières semi-arrachées... Celui-là, vraiment, ne peut mesurer à quel point je lui en voulais.

Je n’ai jamais voulu accepter l’idée que la Bête m’avait fait tout cela contre son gré.
Chastel était la Bête, elle faisait partie de lui. Qu'il ne puisse pas l'admettre n'était pas mon problème.

C'est pour cette raison et pour tant d'autres que quand je fus enfin guérie, par un de ces jolis matins brumeux de la lande, j’enfonçai un fusil dans la bouche de mon amant et pressai la détente.

Puis je quittai l’Irlande, sans me retourner. Fuyant la colère d'Enoch, les souvenirs et le passé.
Vers la patrie de celui que j’avais laissé pour mort.

Vers Paris. »


 

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